Regards à l'oeuvre

29.03.2020

Regards à l'oeuvre: Georges de La Tour


Comme la majorité d'entre-nous depuis près d'un mois, L' Aventure du beau est en mode "veille". Dans l'expectative, la prudence, le respect du moment présent, mais aussi dans l'attention et la compassion. A nous demander si tous ceux que nous connaissons dans ce vaste monde vont bien. A l'espérer. A le souhaiter.

A nous demander aussi, un peu, parfois, si nous pourrons réaliser cette année les aventures du beau que nous avons mises au programme. Attendre. Veiller.

Aujourd'hui, j'aurais voulu (et dû) vous parler d'un tableau gênois. Impossible. Car, sitôt écrit, le mot "veille" a fait surgir devant moi, impérieux, irrésistible, un autre somptueux chef d'oeuvre que j'ai vu il y a quelques mois, dans la surprenante ville d'Epinal, avec quelques-uns d'entre-vous lors du voyage de Gisèle Carron "Dans les pas fertiles des peintres d'images". J'ai voulu savoir pourquoi.

Georges de La Tour, Job et sa femme, vers 1630, huile sur toile, Epinal, Musée d'art ancien et contemporain

Saisissante et audacieuse composition qui happe dès l'entrée dans la salle. Une immense figure rouge, debout, lumineuse, soigneusement vêtue et parée, courbe harmonieusement l'espace pour se pencher vers un être à demi-nu, assis dans l'ombre, les yeux levés vers la belle arrivante, porteuse de flamme. De la hanche de la femme à l'épaule nue de l'homme, un arc de cercle se dessine. On peut le suivre, le deviner enveloppant, presque tendre, ce que semblent confirmer les deux regards intensément mêlés ainsi que le jeu d'ombres qui nous guide doucement du côté obscur, le long du bras gauche décharné de l'homme jusqu'à ses mains abîmées, jointes sur le cône de lumière de son genou droit. Et l'on atteint enfin, presqu'au centre du tableau, la bougie et sa flamme bien droites. A peine une pause avant de se sentir entraînés à remonter inexorablement vers la manche bouffante de drap frais empesé jusqu'au coude féminin. Aussitôt l'attention repart dans ce cercle ainsi formé, qui ne veut pas nous lâcher et que l'on abandonne presqu'à regret pour explorer le bas du tableau: l'écuelle cassée au pied du pauvre siège et les pieds négligés sur un sol indistinct.

Ah, ce rouge! La magie du cercle "maîtrisée", on peut regarder plus avant. Noter les bouches ouvertes des personnages. Ils se parlent donc, dans cette monumentale immobilité, éternisée par la technique très sûre d'un peintre qui connaît aussi bien la tradition flamande que la nouveauté luministe initiée par Caravage. Je lui trouve même en passant une parenté d'esprit avec la sérénité distante et grave de Piero della Francesca. Mais la main gauche de la femme, retournée au-dessus de la tête de l'homme (magnifique exercice de raccourci perspectif!) m'intrigue. Je connais bien sûr le peintre et le tableau, mais l'identification de la scène m'échappe. Une visite de compassion dans une prison? Une femme veillant et réconfortant un démuni? Une scène d'aumône?

J'ai regardé l'étiquette et, aujourd'hui encore, j'en suis perturbée. Georges de La Tour, "Job et sa femme", huile sur toile, vers 1630. Il s'agirait donc de l'épisode où le riche Job, dépouillé de tous ses biens par le Diable qui cherche à prouver à Dieu que ses fidèles sont déstabilisables, est raillé par sa femme parce que, même sur la paille, il continue à remercier et à louer Dieu pour ses bienfaits? Donc ce n'est pas une scène de veille compassionnelle, c'est une scène de moquerie? Et pourtant je n'arrive pas à "voir" la raillerie. Malgré le geste étonnant de la main retournée. D'ailleurs je ne suis pas la seule. Le tableau a longtemps porté un autre titre: "Le prisonnier" ou même : "La libération de Pierre".

Geste de reproche ou de compassion? En regardant d'autres oeuvres attribuées à Georges de La Tour, quelque chose me frappe. Beaucoup de scènes de genre qu'il a peintes (cabaret, mendicité) s'inscrivent dans la veine moralisatrice de la peinture hollandaise de l'époque. Et pourtant, on chercherait en vain dans l'art de ce peintre magnifique une quelconque trace concrète de jugement. Ce qui m'enchante et nourrit ma réflexion en ces temps compliqués.

"Job et sa femme" de Georges de La Tour. Un tableau qui est depuis le 7 février présenté à Palazzo Reale à Milan, dans une exposition actuellement fermée au public et que j'avais imaginé vous proposer de visiter ensemble au mois de mai...

Prenez soin de vous!

Marie Morand



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