Regards à l'oeuvre

02.10.2015

Et si la terre faisait aussi les peintres ?


Difficile de quitter des yeux les coupoles dansantes des pins parasols à l'horizon pour me concentrer sur le pavage savant mais inégal de la rue pentue qui mène dans les hauts de Massa Marittima. Au-dessus de ma tête, des arcatures brodent une guirlande sous le chemin de ronde des remparts. « Tout se tient » me dis-je, en revoyant en pensée la courbe festonnée de pierre blanche qui taille un casque plein de superbe au duomo roman, là en-bas sur la belle place. Une ville de seigneurs, sans doute. Je patiente dans le cloître de San Pietro all'Orto, la main attirée par les grosses boules orangées d'un grenadier en train de mûrir. Trop haut. Et le musée qui n'ouvre qu'à 16 heures !

Enfin je suis là. Petite salle blanche pour moi toute seule, un siège de régisseur de cinéma et le face à face peut commencer. Troublant. Peut-être parce qu' aucune figure dans cette Maesta solaire d'Ambrogio Lorenzetti ne me regarde. Par dizaines rivées sur leur fond d'or à contempler et à célébrer le baiser d'une Vierge rouge à son fils rose, tous deux enveloppés dans un noir manteau qui les isole et les désigne. Audace de peintre siennois rompu à l'acrobatie des accords chromatiques, le socle du trône est rouge puis vert de chez vert sur une marche finale de marbre blanc. Trois anges bizarres s'y détachent, couronnés et abîmés dans la monstration de leurs attributs : flamme pour la Charité, tour à gradins pour l'Espérance, miroir de la Trinité pour la Foi. Mais les magiques allégories des vertus théologales n'arrivent pas à retenir mon regard que l'ovale rouge-rose qui cercle les visages divins aspire de manière irrépressible.

Et pourtant ce n'est pas une belle madone ni un charmant Enfant Jésus. Tout est dans la tension incroyable de ces deux visages rapprochés, le profil de l'enfant encastré dans le 3/4 de sa mère aux yeux intenses, sévères à force de douce fixité persuasive . Et puis l'oeil rond de l'enfant presque effrayé de ce qui se joue. Et encore cette main maternelle puissante, anormalement dressée comme la feuille d'un palmier ronier sur le coeur de l'enfant qui replie les orteils de son pied gauche pour laisser monter l'énergie du dard de l'Amour.

Au-delà du chef d'oeuvre de composition, car cette Maestà vous tient comme une proie dans son filet de courbes et de lignes, cette peinture me surprend par sa force expressive. Vraiment culotté l' Ambrogio Lorenzetti d'oser cette indifférence sévère pour le spectateur et cette possessivité publique de la Vierge pour l'Enfant Jésus. Combien cela est différent de la paisible monumentalité des peintures de Giotto le florentin à Assise par exemple.

Et, insistante, l'image des pins parasols de Baratti me revient. Pas les coupoles, mais les nervures tourmentées des branches qui soutiennent leur épanouissement. Pins tordus de la Maremma siennoise contre les fières flèches des cyprès de la Toscane florentine. La terre fait bien les vins, ne pourrait-elle pas faire aussi les peintres ?

Marie Morand, octobre 2015



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