Regards à l’oeuvre

13.12.2020

Regards à l'oeuvre: Soulages, attrapeur d'infinis


Un soir de cet automne où je fermais les volets sur une nuit dense d'étoiles, un drôle de vertige me saisit. Vacillante, les yeux envahis par la masse noire et brillante du ciel, je me sentis entraînée vers une sorte d'entonnoir pulsant. Un peu comme le vaisseau de Han Solo lorsqu'il franchit un espace-temps dans les trilogies de StarWarsme dis-je aujourd'hui. Happée. A ma propre stupéfaction, je m'entendis murmurer: "Soulages"! Pourquoi? Quelque chose, depuis, cliquette dans mon cerveau et s'immisce dans mes préparations de l'Aventure du beau 2021. Aujourd'hui j'ai décidé de lui consacrer du temps et de creuser avec vous ce curieux rapprochement.

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Une quarantaine d'années entre ces deux oeuvres qui ne portent aucun titre comme le veut leur auteur. Qu'est-ce que je vois? D'abord le geste qui lance la matière picturale, large puis épaisse. Occuper l'espace. Tout l'espace dans l'oeuvre la plus récente. Le noir est devant, puissamment orchestré, aplats décisifs devenus ourlets de bitume savamment travaillés, modelant la lumière qui se plaît dans cet univers qui la courtise. Plus encore. Le noir vient à ma rencontre. Dans la pièce ancienne, c'est la direction des coups de pinceaux, comme issus d'un noyau de matière noire, qui provoque cette sensation de me sentir "adressée", "invitée". Dans la plus récente, les lèvres délicatement déchiquetées et la légère diagonale ondulante de la composition font le même office. C'est plus discret tout de même. L'invite, ici, vient d'ailleurs.

Dessous: la couleur. Les couleurs. Séparées: bleu, rouge, bistre, blanc, tissant par petites touches une profondeur insondable vers laquelle mon regard s'enfonce, ressort et recommence. Mélangées, (glacis?) dans l'oeuvre récente, en un indéfinissable ocre-jaune-vert huilé, un peu de rouge peut-être aussi. J'ai "chauffé" la prise de vue photographique pour que ces couches soient visibles à l'écran. Elles creusent la toile en la recouvrant. Un jeu subtil de troisième dimension qui se dérobe constamment à l'observation et que je cherche à fixer en vain. D'où l'invitation insidieuse et pérenne à entrer dans ce noir lumineux à la recherche de ...De quoi? 

C'est là que je rejoins ma sensation de vertige devant le ciel étoilé à l'infini. L'infini. C'est ça. Un vertige devant l'infini.

Je comprends que Pierre Soulages ne titre pas ses oeuvres. Seulement les dates. Car c'est UNE oeuvre, chaque réalisation étant comme une page de ce carnet de bord singulier, scandé de recherches de l'ultime. Au-delà de son étiquette de peintre du noir-lumière, de l'Outrenoir, Soulages, (d'ailleurs je soupçonne que pour lui la lumière comme le noir ne sont pas des fins en soi, juste des moyens d'aller aux limites) Soulages, disais-je,  serait donc un de ces rares artistes "attrapeurs d'infinis", si vous me permettez l'expression ? Tout comme Mark Rothko dont l'oeuvre décida de mon chemin en histoire de l'art ? Pas étonnant qu'ils suscitent tous deux des envies de méditation. Pas surprenant que l'oeuvre et l'homme Soulages mobilisent des poètes comme Christian Bobin. Un de ces jours, je lui, je leur, consacrerai une aventure du beau.

Avec ça me voilà parée pour accueillir la venue du solstice d'hiver et de Noël. Ce moment précieux de l'année où la lumière grandit pour un nouveau cycle de vie.

Je vous l'espère, et souhaite, intense, bienveillant, fructueux. 

Savourer l'infini.

Marie Morand